5 Avril 2015
Il faisait déjà partie du paysage quand nous sommes arrivés, il y a bientôt quinze ans, avec nos cinq enfants adolescents, dans ce pavillon de banlieue qui allait être nommé tour à tour « la maison du bonheur », « chez nous », « chez les parents », avec des aller-retours successifs qui en changeaient la configuration, et dont la géographie n’a pas fini de varier.
A l'époque, lui, sa femme et leurs deux enfants arrivaient chaque matin dès l’aube, en vélo, de leur HLM d’une cité de la Nacelle, à quelques centaines de mètres de là. Dans ce jardin ouvrier du trottoir d’en face, ils bêchaient, arrosaient, semaient, récoltaient selon les saisons ce qui leur servait de base de nourriture. En été et jusqu’à l’automne, ils emportaient chaque soir des cageots de légumes qu’ils stockaient pour les jours gris. Les enfants travaillaient dur la terre, ils étaient déjà à l’œuvre quand nous ouvrions les volets, parfois avant le lever du jour, revenaient le soir, après les cours, ça criait beaucoup, ça devait taper beaucoup aussi.
Nous avons vu s’arrondir le ventre de la jeune fille d’une quinzaine d’années, et puis les deux jeunes ont disparu, on a pensé, on a raconté dans le quartier qu’ils avaient été placés. La jeune fille est revenue quelques mois plus tard, avec un bébé dans une poussette, une visite ou deux, et puis plus.
Nous échangions très peu. J’ai essayé de leur parler de la beauté de leurs légumes, j’ai cherché à entrer en relation, je leur ai offert des choses que je préparais, ils répondaient poliment, remerciaient, faisaient des compliments, mais rien de plus ne s’est établi. On ne connaissait pas leurs prénoms, j’ai su il y a peu de temps, je ne sais plus comment, que lui s’appelait Dominique.
L’été, parfois, ils dormaient dans la cabane, prolongeaient la soirée avec les voisins des autres jardins. Des tables et des chaises en plastique s’installaient sous le grand noyer, lieu de convivialité, de rires qui nous réveillaient le matin très tôt.
Un jour, ils sont venus s’installer pour de bon dans ce lieu sans électricité, sans eau à part les gros réservoirs bleus qui récoltaient l’eau de pluie. La cité de la Nacelle se modernisait, les habitants devaient être relogés. Dominique et sa femme ont choisi de refuser ce qui leur était proposé, trop cher, on se foutait de leur gueule, les assistantes sociales essayaient de leur piquer ce qu’ils avaient, de les empêcher de vivre comme ils voulaient, et c’était là qu’ils voulaient être.
Manu, le voisin ami-de-tout-le-monde-dans-le-quartier leur a laissé accès à un robinet d’eau extérieur et à son garage où ils ont installé un congélateur. Ils continuaient tous à bien rigoler ensemble, la communauté jouait son rôle, on était solidaires, ça marchait bien.
L’été, c’était joyeux, mais comment allaient-ils passer l’hiver ?
Les choses se sont organisées, nous leur avons donné du bois de chauffage, ils avaient un petit poêle à bois où ils se faisaient aussi à manger, les entreprises voisines leur déposaient des palettes qu’ils tronçonnaient pour alimenter le feu.
Je continuais à leur apporter des gâteaux et des plats salés de temps en temps. En été, ils me donnaient des légumes en échange, des haricots violets, je me souviens, je n’en avais jamais vus.
Deux années ont passé.
Un jour où elle venait me rapporter un plat, j’ai remarqué des bandages à ses doigts, au bout de tous ses doigts. Elle s‘était blessée, cela s’était infecté, ça ne guérissait pas, elle bandait parce qu’il y avait la gangrène. Elle s’est mise à maigrir à vue d’œil. Manu me disait qu’elle avait un cancer mais qu’elle ne voulait pas aller à l’hôpital, il essayait de la convaincre, mais ils étaient têtus tous les deux. Elle est morte au bout de six mois, on a eu très peur que Dominique ne supporte pas. Quelques années auparavant, elle avait menacé de le quitter, il s’était planté un couteau dans le ventre, et était resté handicapé.
Mais Dominique a tenu le coup, il continuait à vivoter, découpait ses palettes, entretenait de moins en moins son jardin. Avec sa béquille, il se déplaçait de plus en plus difficilement. Il a fini par accepter la visite d’une assistante sociale qui lui a fait obtenir le RSA, il était tout content avec ses 1000 euros sur son compte. Il était propre, se lavait, se rasait.
Et puis Manu a déménagé. Il est parti loin, en Bretagne. On a un peu paniqué dans le quartier, c’était leur seul vrai copain. La confiance, la rigolade, les courses, les visites chez le médecin, accepter les aides sociales, c’était lui qui assurait. Un moment, il a envisagé de l’emmener avec lui, de lui trouver un petit boulot de gardien sur le port, mais Dominique, c’était ici qu’il voulait être.
Avec ses copains des jardins et les palettes, la vie a continué. Je lui apportais pour Noël des repas de fête, il était content, remerciait, parlait, mais disait qu’il mettait ses affaires en ordre pour aller rejoindre sa femme. C’était glaçant, j’avais déjà vécu ça avec mon père, alors je ne venais plus très souvent, même si je m’en voulais.
Tous les matins en se levant, on regardait si la cheminée de son poêle fumait, si on le voyait bouger derrière son carreau, on se rassurait de ça.
Cet hiver, il avait l’air très malade, son cou était enflé, je lui ai demandé s’il avait vu un médecin. Il avait été hospitalisé, je n’avais pas remarqué son absence. On lui avait dit qu’il était foutu, qu’il allait crever. Alors il s’est barré de l’hôpital. Il n’avait plus personne, ses enfants ne voulaient plus lui parler, il n’allait pas crever comme un chien à l’hôpital, il voulait mourir chez lui, et retrouver sa femme
On regardait plus attentivement la fumée de son poêle, je lui apportais plus souvent des soupes chaudes.
Quand il ne répondait pas, on appelait les pompiers, mais il ne voulait pas d’aide, il disait que ça allait, qu’il mettait ses affaires en ordre pour aller rejoindre sa femme.
Et ce matin, la police était là. La porte de Dominique était ouverte, mais il n’était pas en train de parler avec les policiers qui allaient et venaient.
Ce soir, on a eu, comme tous les soirs, un très beau coucher de soleil sur les jardins ouvriers, le chant des oiseaux égaye le printemps qui vient.
Mais Dominique est décédé. Une page se tourne rue Fernand Laguide.