10 Mai 2013
De la Normandie, je ne connaissais pas grand-chose. C’était la terre où j’avais posé les pieds en arrivant en France, j’avais sept ans, et nous n’y étions restés que quelques mois. J’arrivais de Madagascar, là-bas c'était l'été. On était en novembre. Il faisait froid, j’étais désorientée, un peu perdue dans un monde qui ne m’a toutefois pas paru hostile parce que c’est là que j’ai vu la neige pour la première fois, souvenir féérique pour des yeux d’enfants. Après, j’ai vu la neige ailleurs, à la montagne, où c’était beau, et il n’est plus resté dans ma mémoire que cette empreinte en demi-teinte.
Jusqu’à cette proposition de venir découvrir au cours de quelques jours les produits AOP et AOC du pays d’Auge, leur fabrication, leurs producteurs, au plus près de la vie de ces hommes et de ces femmes passionnés et ancrés dans des savoirs parfois ancestraux qu’ils perpétuent et font évoluer.
D’excellentes raisons de retourner sur ces terres oubliées pour les revisiter autrement.
Avec la mission plutôt séduisante de passer deux jours à Cambremer, dans le cadre du festival des AOC-AOP,
chez un producteur de Calvados, qui allait m’expliquer son travail, de la cueillette des pommes jusqu’à la dégustation du précieux nectar. Dit comme ça, la perspective était déjà plutôt sympa, mais j’étais encore loin d’imaginer ce que j’allais vivre !
Je suis donc arrivée jeudi soir dernier chez Philippe Huet,
dans une ambiance chaleureuse et familiale, où j’ai fait la connaissance de sa femme, Marie-France, et de son neveu Cyril Marchand qui travaille maintenant avec lui dans l’entreprise familiale.
Le dîner typiquement normand préparé de main de maître par Marie-France, cuisinière hors-pair, réunissait également la joyeuse petite famille de Cyril, sa charmante femme et ses deux enfants. Le Calvados m'a été conté, avec ses coutumes de dégustation, les innovations récentes, tout en s’intéressant de très près à ce que représentait un blog dans la vie d’une blogueuse, comment cela naissait, fonctionnait… Un échange vif à bâtons rompus, pas exactement l’idée qu’on se fait d’une première rencontre !
Peut-être, (mais ce n’est pas sûr du tout) que le cocktail d’accueil innovant y était pour quelque chose : le calvados tonic !
Une association tout à fait bien vue : l’amertume du Schweppes et le fruité du Calvados se mettent très heureusement en valeur, sur un accord d’opposés à tenter, qui fonctionne très bien. Bien sûr, on utilise un Calvados assez jeune pour ce long drink rafraichissant !
Calvados Tonic
3 cl de Calvados jeune (Fine)
6 à 8 cl de Tonic
glaçons
Ambiance idéale pour commencer à évoquer l’histoire de l’exploitation familiale : La Cave Pierre Huet, entreprise aujourd’hui de premier plan dans la région pour la qualité de ses produits (c’est justifié, j’ai goûté très sérieusement tout ce qui m’a été proposé), a été fondée en 1865 par l’arrière-grand-père de Philippe, mais avec les orientations agricoles de l’époque.
Au cours du repas typique, copieux et joyeux, je me suis autorisée à évoquer l’idée de tester les accords cidre-fromages, ce qui a été plutôt bien accueilli, et a fini de me convaincre que j’allais vraiment découvrir des merveilles ! Nous avons dégusté les fromages AOC Pays d’Auge, Camembert, Pont-l’Evèque et Livarot avec un cidre de la maison à la typicité très particulière : le nez très présent immédiatement peut dérouter avec des tonalités animales marquées (ça sent l'étable, mais en version chaleur, douceur, lait, régressif, quoi!) et tout à fait adaptées à la situation, et une amertume harmonieuse en bouche, qui donnait envie d’aller déguster plus particulièrement un Livarot, assise dans le foin en papotant avec une vache ! Une idée du bonheur que j’espère vous faire partager, imaginez... !
Chez moi, quand je propose à la fin du repas une eau chaude à mes amis, c’est pour y faire infuser une infusion de plantes aux vertus apaisantes, ou autre, pour envisager une nuit idéale, je l’ai donc acceptée sans hésiter.
En Normandie, l’eau chaude, c’est pas ça du tout.
Attention, rituel! Qu’influençable comme je suis, je risquerais bien d’adopter.
Vous versez de l’eau bouillante dans une tasse à café, mais surtout pas jusqu’au bord. Vous ajoutez un ou deux sucres, as you want, et vous touillez jusqu’à ce que le sucre soit complètement dissous.
Là, silence concentré ; le choc cadencé de la petite cuillère contre la porcelaine, dans le recueillement partagé, fait partie de l’ambiance. Ensuite, on complète avec du Calvados. Avec l’expérience, on remplit sa tasse d’eau en fonction de la place à réserver à la part de Calvados idéale à son goût. Tout un art qui s’acquiert patiemment. Le zen normand.
Le résultat n’est pas seulement une tradition banale : on utilise un Calvados encore jeune, assez fruité, pour que l’eau chaude en exhale les vapeurs parfumées, on a l’impression de pouvoir différencier les variétés, la richesse de goûts des pommes de l’assemblage qui ont composé l’alcool.
Le lendemain matin, après avoir bu pas mal d’eau pendant la nuit, je me suis attablée chez Marie-France Huet devant un petit déjeuner pour lequel le qualificatif de copieux ne serait qu’euphémique.
J'ai pris la photo avant qu'elle n'apporte les paniers débordant de pains différents, croissants et autre feuilletés...
Elle fait elle-même des confitures incroyables, propose un miel local délectable, des beurres salés ou non, et encourage ses hôtes à tout goûter avant de commencer la journée, parce qu’ "un sac
vide, ça tient pas debout ! » Elle tient des chambres d’hôtes dans le splendide cadre de l’ancien bâtiment du pressoir.
On y a conservé cette pièce monumentale, ancètre du pressoir, dit "pressoir à longue étreinte"
dont on voit ici une reproduction en miniature (qui se trouve chez Stéphane Granval, un producteur voisin) faite par un charpentier probablement amoureux des traditions!
Mais on est venu pour s'occuper du Calvados! Voyons cela de plus près!
(Oui, j'ai aussi fait la connaissance de Guillaume Long, de A boire et à manger, qui m'a fait cadeau de ce dessin. Une autre très belle rencontre de ce week-end décidément hors du commun!)
Direction l’alambic avec Philippe ! Nous voilà sur le lieu de l'exploitation,
et face à deux alambics qui fonctionnent différemment. Deux objets d'art, en tout cas!
Quelle est la différence entre les deux appareils? La distillation est-elle différente?
Dans le premier, au premier plan, à distillation unique, le cidre est transformé en un seul passage, pour obtenir un Calvados Appellation d'Origine Contrôlée.
Pour bénéficier de l’appellation Calvados AOC Pays d’Auge, le cidre devra subir une transformation en deux temps, dans l'alambic à double distillation.
Quinze hectolitres de cidre à 7 degrés d'alcool sont introduits dans le premier réservoir et vont être chauffés par un foyer à bois.
Au cours de cette première distillation, qui dure environ 8 heures, le cidre va se vaporiser, les constituants qui n'ont pas les mêmes températures d'ébullition vont se séparer, et le jus obtenu, le "brouillis" ou "petites eaux", fruit de cette première opération, titre 30 degrés.
Et comble de la modernitè écologique, l'eau chaude générée par la condensation des vapeurs d'alcool est récupérée pour chauffer le bâtiment, qui abrite aussi les bureaux et le vaste local de dégustation. Décidément, le progrès est partout!
Les trois étapes de la double distillation
C'est après un deuxième passage de ces petites eaux dans le circuit de distillation, et une nouvelle perte d'eau (enfin pas perdue pour tout le monde ---> le chauffage, c'est bon, vous suivez?) que l'on obtient le liquide transparent de la bouteille de droite. Il faut 10 litres de cidre pour obtenir au final un litre de Calvados. Pour cette seconde distillation, on écarte les 10 premiers litres de "têtes" trop riches en éthers volatils pour présenter un intérêt sur le résultat final, et on le réinjecte dans le cidre.
A la sortie de l'alambic, c'est l'eau-de-vie de cidre, à 70°, qui ne prendra véritablement le nom de Calvados qu'après le vieillissement en fûts de chène pendant 2 ans au minimum; celui-ci lui donnera sa couleur ambrée, ses arômes propres, et provoquera, par évaporation à travers les fibres du bois, une lente diminution du degré alcoolique. Le degré de commercialisation de 40-42° sera ajusté par réduction alcoolique dont chacun garde jalousement la méthode et imprime au calvados la marque du Maître de chais.
Allons voir comment tout cela commence!
Qu'est ce qui a changé dans les exploitations agricoles normandes depuis la création de l'entreprise?
Jusqu’à la deuxième guerre mondiale, les exploitations normandes associaient l’élevage des vaches pour le lait et la transformation fromagère à la récolte des pommes. Donc le bocage normand, ça ressemblait à ça:
Le pressage des pommes servait essentiellement à fournir une boisson courante, pour la consommation familiale et celle des ouvriers agricoles. On faisait fermenter le jus de pomme pour en faire du cidre, conservé en tonneaux auxquels on allait puiser au fur et à mesure des besoins. Comme il n’était pas mis en bouteilles, quand il en restait à la fin de la saison, on ne pouvait le conserver qu’en le distillant à l’alambic pour créer un alcool plus fort, le calvados, universellement connu comme pousse-café mais d’une qualité qui alliait disons, le rustique à l'aléatoire.
Quand les exploitations ont commencé à diminuer, exode rural, demande en baisse aidant, on a commencé à imaginer d’embouteiller le cidre pour le conserver et ne pas le perdre plutôt que de distiller de grandes quantités d’un calvados moyen. Une dégustation différente et donc plus exigeante a vu le jour.
Le démarche a conséquemment profité au jusque-là vulgaire calva, qui allait acquérir ses lettres de noblesse pour devenir le … Calvados !
Alors, ces pommiers...
Mais ils ne ressemblent pas du tout aux pommiers normands comme on les imagine habituellement?
Non, les pommiers à haute tige, caractéristiques de l'image du bocage normand, permettaient de faire cohabiter sur le même terrain les vaches et les pommiers, dont elle ne pouvaient pas aller brouter les fruits ou les feuilles. Mais ils ne commençaient à donner des fruits exploitables qu'au bout de 8 à 10 ans,
Comme il n'y a plus d'exploitation laitière sur le domaine, on privilégie maintenant les pommiers à basse tige, qui sont rentables dès 6 ans.
Mais il y a tant de variétés de pommes que cela?
Oh, oui! Il en existe environ 450!
Mais ici, on n'en cultive "que" une quarantaine, dont on alterne les rangs, pour que les variétés se fécondent entre elles.
Mais pourquoi autant? Cela a-t-il une influence sur les caractéristiques du Calvados?
Indirectement, puisqu'elles influent sur le goût du cidre: il existe des variétés de pommes acidulées, douces, douces-amères et amères. Les polyphénols qui donnent la couleur au cidre sont contenus dans les pommes amères: plus on utilise de pommes amères dans l'assemblage, plus le cidre sera coloré.
On privilégie les pommes les plus intéressantes en goût pour le cidre à consommer. Celui destiné à être distillé sera d'abord fermenté pendant un an.
Mais la qualité du Calvados et ses saveurs particulières sont surtout le fruit du travail long, patient et rigoureux du maître de chaix, qui va procéder à l'assemblage de différents Calvados, les goûter dans le temps pour apprécier leur évolution, maintenir une qualité constante. Les fûts de chêne dans lesquels il vieillit ont également une influence sur son goût.
Allons donc voir cela de plus près!
Philippe me conduit ensuite vers les chaix où sont entreposés les premiers tonneaux de vieillissement installés ici par son grand-père.
Monumental! Chacun de ces 26 fûts a une capacité de 10 à 15 000 litres; 8 contiennent du Calvados en train de vieillir sagement. Dans les autres patiente le cidre destiné à la distillation.
Comment ça interagit, le Calvados et le chêne?
Au cours du vieillissement, le Calvados va s'enrichir des matières tanniques du bois et de ses parfums propres, sa coloration va s'accentuer, d'autant plus vite que le bois est neuf.
C'est entre autres pour cette raison que la maison investit dans de nouveaux fûts, plus petits,
ici à gauche. Ceux-ci font 400 litres, et sont réservés au Calvados qui va se colorer plus rapidement que dans les précédents, puisqu'ils sont plus petits et plus récents.
Mais alors, une coloration plus soutenue ne caractérise pas forcément un Calvados plus vieux?
Voilà, exactement! Le vieillissement compte, mais pas seulement, la qualité du bois, le fait qu'il soit neuf ou ancien, qu'il ait servi au viellissement d'autres alcools auparavant... tout compte.
Le Calvados AOC Pays d'Auge Tradition, 15 ans d'âge, de Pierre Huet, par exemple, a été vieilli dans des fûts de Pommeau, ce qui lui donne une certaine rondeur. Je vous le recommande tout paticulièrement!
Mais quel travail monumental et visionnaire a accompli ce grand-père en innovant ainsi!
Il a agi aussi dans le souci d'un leg aux générations futures. Philippe m'ouvre la porte de la première cave de vieillissement mise en place par son grand-père, où le Calvados a commencé à être vraiment travaillé.
Un moment très émouvant.
On conserve ici des souvenirs précieux: des bouteilles anciennes, comme un hommage,
et la coupure de presse qui annonce que le Calvados Pays d'Auge a acquis son appellation.
On referme doucement la porte pour ne pas déranger les araignées qui ont élu domicile assez confortablement semble-t-il.
J'ai pu mettre le soir même en pratique toutes ces nouvelles informations pour le concours des produits cidricoles où j'ai appris les subtilités de dégustation du Calvados AOC Pays d'Auge 4 à 7 ans. Coloration, arômes, degré d'alcool, élevage... tout décortiquer en restant objectif, sérieux et ludique, mais une vraie responsabilité!
Et puis il y a eu... le festival avec la délégation japonaise invitée, et plein de beaux produits, Létitia en guest star!
d'autres cocktails à tester préparés par Cyril Marchand en chef digne de ce nom,
On s'est appliqués!
La petite balade matinale dans la campagne,
Marie-France Huet et son tablier loin de refléter l'intégralité de son savoir-faire,
qui nous a autorisées à visiter sa cuisine de rêve,
Une photo sublime (c'est l'instant autosatisfaction) de Marie-France et Létitia avec Esope, chien affectueux
le petit veau pas très sûr sur ses pattes vu qu'il était né la nuit d'avant,
et puis plein d'autres choses encore! Un immense merci à Philippe Huet
pour sa patience à répondre à toutes mes questions (et j'en ai encore plein d'autres!).